Voici les textes de 5 critiques d'art  : Jean-Paul Gavard-Perret, Patrick Le Fur, Brigitte Camus, Michel Ellenberger et Marc Tamisier.

 

 

LES SURFACES DE REPARATION DE CATHY BION                

par Jean-Paul Gavard Perret

 

Il y a dans les photographies de Cathy Bion une « vocation » picturale qui parfois touche à l’abstraction comme au pop art. D’une part il n’existe parfois que des pans de couleurs, d’autre part certains assemblages de dépôts tout en scarifications et cicatrices rappelle l’esthétique citée.

 

C’est là une manière d’arracher la photographie de paysage au pittoresque comme à l’exotique. Surgit une narration particulière. Elle saisit le monde par le petit bout de la lorgnette. Les forces de corrosion du temps, de la nature ou des hommes, les mousses et moisissures deviennent des moirures d’étranges beautés.

 

Le feuilletage du fer en décomposition, les couches de peinture en désencollage arrivent dans les photographies de Cathy Bion à une forme de réelle transparence lumineuse. L’artiste parvient à inventer une sorte d’aporie de la notion de surface. Il y a le lisse et ce qui s’y cache. La surface se dérobe et pourtant surgit une sorte de prurit : elle gratte, irrite le regard mais tout en le caressant.

 

La photographie reste bien plate, ce n’est bien sûr « qu »’une surface, rien qu’une surface, néanmoins surgit son exaspération, sa saturation dans la limite entre détresse et séduction. D’une certaine manière il faut donc parler d’effraction, d’accident de surface comme si derrière le miroitant émergeait un granuleux particulier.

 

La photographie reconsidère le réel. Sa créatrice instaure les signes de sa poussée interne. Les surfaces plates deviennent en quelque sorte bombées comme si elles portaient le message d’un en dessous exaspéré. Il y a donc bien effraction de, sur, à la surface. Et si en elle existe le bombé surgit aussi le creux.

C’est ce que Didi-Huberman nomme dans « Phasmes » « une épiphasis-aphanasis » : ouverture énigmatique et fermeture heuristique. Epreuve d’une confusion des genres entre le réel et sa re-présentation, entre ce qui fait couleur, ombre, forme.

 

Face à ce qui se dérobe par l’épreuve du temps, demeure une présence mais présence disloquée, déplacée, séparée. On peut donc parler d’éclats, de textures, de coutures et de déchirures. Bref de « surface de réparation" et du lieu de la séparation. D’espaces aussi superbement abîmés : abomination et abîmonation. On passe alors du reste, du résidu à ce qu’on peut nommer chef d’œuvre.

 

Le lambeau provoque chez Cathy Bion des dilutions des qualités de surface, des traversées de couleurs majeures chez l’artiste : le jaune, le rouge, le bleu. L’ombre - elle-même à peine perceptible -du lambeau sur le plan se clôt de labilités ténues. Qu’elle déchire le plan ou s’y déploie une obombration surgit en état de traversée. Elle n’est donc pas "collée" à la surface, elle devient la qualité d’un passage dans les surfaces.

 

Nous touchons à la matérialité sensible de la photographie.   

Ce qui est rare. Sans doute parce que Cathy Bion traite les couleurs de manière à produire un jeu d’apparence « sans objet » à la pointe extrême de la couleur qui devient reflet de reflet par effet de pan. Cette sorte de dialectique ouvre au trouble. Il y a là tout un travail subtil entre enveloppement lambeaux et entrelacs qui nous regarde comme le "petit pan de mur jaune" qui regardait Bergotte.

Jean - Paul Gavard Perret, critique d’art,  janvier 2012

 

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LE REGARD ET LA MATIERE

par Patrick Le Fur

 

Cathy Bion a l’œil et le bon !

 

Celui, ouvert aux formes, aux couleurs, aux matières puisqu’elle pratique la photographie depuis son enfance, et, depuis fort longtemps aussi, s’adonne à l’art magique du collage, (se) joue des techniques mixtes.

Celui, ouvert au Monde puisqu’elle n’a cessé de le sillonner, voulant ainsi toujours et encore aller vers l’autre. Pour ressentir et comprendre ; pour le plaisir de la rencontre, pour développer patiemment son œuvre de photographe plasticienne.

 

Et chez cet artiste « globe-croqueuse », l’œil est donc toujours près du cœur.

De l’esprit aussi bien sûr. Loin d’un travail de photojournalisme, la quête de Cathy Bion s’exprime dans une œuvre originale de photo-graphisme ou, plutôt de photo-peinture.

Sans pinceau, sans retouche, elle utilise l’extraordinaire palette de la Nature pour réaliser des images qui affirment leur densité comme des toiles. Sans recadrage, sans effet, Cathy Bion, jouant la simplicité, gagne en authenticité : pas d’affectation mais que d’affect !

 

Avec comme unique objectif -le sien propre et celui de son appareil- de tenter d’approcher au plus profond de la matière. Au cœur des « choses » inertes qui palpitent alors d’étrange manière. Poétique de l’esthétique, voilà que nous reviennent en mémoire les vers du poète, Alphonse de Lamartine en l’occurrence : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ».

 

A l’évidence cette plasticienne nous fait aimer l’art du temps qui passe sur la surface des choses, sur la peau, dans la chair et la mémoire des hommes.

De l’écaille de la rouille à l’os de la structure ferreuse d’une coque de bateau ; du friselis du chanvre ou du textile synthétique au nerf serré d’un cordage, Cathy Bion nous invite à un insolite voyage. Esotérique, initiatique qualifierait mieux ce qui relève en fait d’une aventure. Aventure personnelle, spirituelle…

 

Depuis plus de dix ans, Cathy Bion, comme l’écrivit fort justement Edwige Audibert dans Libération, « compose une œuvre picturale abstraite, saisissant les détails de l’usure du temps dont l’extraordinaire éclat se révèle à la faveur des jeux de lumières et des plans rapprochés ».

 

Un travail à nul autre pareil. Si ce n’est parfois l’évocation de l’œuvre d’un Nicolas de Staël, d’un Marc Rothko ; ou même, en se laissant aller au rêve, comme nous y invite Cathy Bion avec les formes irréelles qu’elle propose, un écho à l’univers de Yves Tanguy.

Sur-réalité donc ! Tout est en tout, il suffit de gratter un peu la surface. Celle des choses, et des gens qui les ont réalisées. Celle du monde « réel », immédiat, pour accéder à son essence.

 

Aujourd’hui, après une conception en triptyque, la « photo-griffe » lacère plus doucement mais plus amplement notre champ de vision : les formats se sont ouverts, 30 x 40 et même 60 x 90. Collées sur aluminium ces images profondes des ports marocains (Essaouira) ou bretons (Brest, Roscoff) nous font accoster aux rives de la sérénité.

Laissons-nous emporter par l’invisible mais puissant courant tellurique que dégagent ces images de l’eau de là…

 

Ayons envie de vivre et de vibrer, ensemble et en accord avec le Monde, Cathy Bion nous y incite. Cette alchimiste artiste, à n’en point douter, connaît cette phrase du grand Paracelse : « Souvent il n’y a rien dessus, tout est dessous. Cherchez ! »

Patrick Le Fur, critique d’art, novembre 2009

 

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PAYSAGES SANS RETOUCHES

par Brigitte Camus

 

Cathy Bion, voyageuse de l’image, ne fait pas partie des reporters de l’urgence, des dénicheurs de scoop, des démineurs de témoignages. Elle a choisi le lent cheminement intérieur.

 

Tel le chasseur à l’affût de sa proie, elle guette l’instant où l’émotion, le regard captent cette part d’invisible, d’immanence, d’absolu et de réminiscences qui habite tout patrimoine vierge, ces paysages que les touristes, consommateurs d’images dépassent sans voir, sans regarder. Elle va traquer le détail troublant, le dépouillement minimaliste loin des lieux où tout est bruit et fureur.

 

A travers ses paysages visibles, elle nous dévoile l’invisible et l’ineffable. Elle nous interroge, elle qui travaille sans retouche, sur notre capacité à être touché, notre acceptation à baisser la garde pour délaisser la fugacité de l’instant, pour nous abandonner à la contemplation ; pour permettre à l’objectif de nous révéler la nudité de cette partie de nous-même enfouie dans les tréfonds de notre être.

 

La peinture, filtre photographique

Dans ses photographies prises au Maroc, au Portugal ou en Australie, Cathy Bion est à la recherche de la couleur pure et d’un paroxysme. Elle réussit à nous « tirer » le portrait d’un pays, par la seule approche de la lumière, sans jamais nous montrer un visage ou s’attarder sur une scène anecdotique.

Photographe plasticienne, picturaliste, elle voyage « léger », l’œil aux aguets pour capter une trace ou une tâche de rouille sur la coque d’une barque, « là où tout n’est que luxe, calme et volupté ».

On songe à Rothko ou à Nicolas de Staël devant ses compositions qu’elle ordonne par triptyques. In fine, son approche est celle du peintre, pas du reporter. Son appareil est son pinceau, son regard un prisme, une lentille.

 

Son parti pris n’est pas la belle photo, même si le résultat flatte l’œil. Ses choix correspondent à un parcours de vie, un état intérieur, un appétit pour un ailleurs qui transgresse les frontières culturelles et ethniques. Ses choix photographiques sont en harmonie avec son mode de vie. Cette vérité, cette authenticité sont palpables : paraphrasant le titre d’un film, on pourrait dire que Cathy Bion a le « goût des autres ».

 

Loin des courants, des modes, avec une exigence personnelle technique et en harmonie avec elle-même, Cathy Bion nous fait partager des états de grâce précieux.

Brigitte CAMUS, critique d'art, 2008

 

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"LES DEMONS DU HASARD"

par Michel Ellenberger

 

Est-ce la sensibilité du peintre qui alimente la vivacité du photographe ou est-ce la voracité du photographe qui étanche la gourmandise du peintre ?

La question se pose à propos des compositions hautes en couleurs, échevelées, baroques, que Cathy Bion rapporte de ses voyages dans les villes portuaires d’Europe et d’Australie.

 

Rien de conventionnel, rien de pittoresque dans la démarche de la voyageuse photographe. Du Portugal elle ne ramène pas des barques de pêcheurs ancrées dans des criques photogéniques sur fond d’océan ; de l’Australie elle ne montre pas le gigantisme portuaire d’acier et de béton d’un pays aseptisé pour accueillir les touristes des Jeux Olympiques.

 

Non, ce qui attire son œil, ce sont les blessures, les scarifications, les cicatrices, les repeints sauvages qui attestent le passage du temps sur les lieux habités. Elle donne une intensité dramatique à des événements minuscules qui passeraient inaperçus s’il n’y avait son regard prospecteur.

 

De même que certains photographes veulent saisir l’intimité des hommes dans leurs gestes les plus simples, leur vérité dans la banalité du quotidien, Cathy Bion parcourt les lieux où les hommes vivent et travaillent, en révélant les traces et les stigmates de leur activité.

Elle exalte la beauté d’un fragment de peinture qui s’écaille, l’entrecroisement de stries de couleurs sur le mur d’un atelier. Elle se promène sur le front de cette guerre infiniment lente que les forces de corrosion livrent à l’économie humaine.

 

Patience, un peu de patience : les plus beaux vernis se rayent et se ternissent, les surfaces peintes sont rongées de l’extérieur par les intempéries et minées de l’intérieur par des forces insidieuses. Lichens, mousses et moisissures envahissent subrepticement mais sûrement les moindres creux et dentelures des édifices les plus solides.

 

De cette sourde activité Cathy Bion est le témoin. Elle surprend sur le fait les « démons du hasard » (Apollinaire) qui malmènent toutes nos entreprises. Et elle trouve dans leur activité d’étranges splendeurs. Elle fixe sur pellicule des instants d’une vie larvée qui coexiste avec celle des hommes, mais leur échappe par sa lenteur et sa petitesse.

 

Que l’on prenne garde aux miettes photographiques de l’artiste : leur beauté est explosive !

Michel Ellenberger, critique d’art Exporevue - Février 2003

 

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MIETTES PHOTOGRAPHIQUES LISBONNE - SYDNEY

par Marc Tamisier

 

Les photographies de Cathy Bion présentent toutes cette transformation d’objets utiles en prétextes à jouer, des référents plastiques ou symboliques en miettes référentielles, et dévoilent dans le même mouvement, comme en retour, l’importance d’un monde objectif fait d’ombres, de textures, de brillances.

 

Ce monde, elle va le chercher dans les ports de l’Australie et du Portugal, du Maroc aussi. Mais ce n’est pas pour nous reconduire vers Simbad ou les marins perdus, vers le grand imaginaire des océans bachelardiens d’où l’on ne revient jamais, sauf à renaître.

 

Pour qui a marché dans un port, les couleurs de ces photographies se mêlent aux heures trop matinales où les dockers déchargent les cargos, aux rythmes de leurs efforts, où les grues sou-lèvent les containers, où les câbles se tendent et s’enroulent sur les treuils. Une fois les camions affrétés, les minutes et les secondes reprendront leur droit, les embouteillages et les échéances suivront. Mais pour l’heure la loi du port est celle des muscles et de la fatigue, des tensions et tractions, de l’attente et de la reprise ; les pauses n’arrêtent pas le temps qui s’enroule, ralentit, accélère, s’habille de vapeurs, d’embruns, d’huiles et de rouilles.

 

Au port le temps ne se mesure pas, il est la mesure de toute chose. Pourtant, nulle part cette loi ne se dévoile mieux qu’en ces lieux désaffectés, absurdes, que saisit l’objectif de la photographe.

 

Fragments d’espace, ce sont aussi des moments qui ne disparaissent pas, qui s’usent, se rafraîchissent et révèlent que toute ambition de domestiquer les matières, de faire de toute chose un signe, de tout temps un agenda, est empreinte de fatuité et de futilité.

 

Les photographies de Cathy Bion plongent à sa manière vers ce qui est important, essentiel, et transforme le sérieux de l’art et de la vie en drame frivole. L’image devient plus réelle que la réalité, plus lourde de sens et vide d’herméneutique.

 

En chemin, là sous nos yeux, se trame la chimie d’une pigmentation qui annihile tout message,ou plutôt libère les formes et tout ce que l’on pourra en dire, de leurs poids communicationnel, médiatique et symbolique.

 

La photographe aime à dire que ses images sont des prétextes à l’éveil imaginaire, libres de toute interprétation contraignante. C’est qu’elles nous font retrouver ce qu’elles ont atteint une fois déjà, et nous libèrent ainsi du sérieux de l’ici et maintenant. A nous d’en disposer.

 

Mais comprenons bien, elles ne nous ramènent pas des fragments de passé, d’exotisme ou de colorisme, elles nous font toucher du regard une couche de temps qui ne connaît aucun arrêt,aucune distance. Nous atteignons dans ces bleus et ces ocres la même durée, ou la durée elle-même,parce qu’ils la portent en elles. D’où ce besoin d’y revenir, de replonger dans la jouvence de la couleur, loin des horaires et mondanités arbitraires.

 

Nous voulons à nouveau voir une trace de peinture se transformer en jaune d’or, une miette à peine nommable, nous faire passer de l’autre côté de la fiction et inverser le sens de notre vie. C’est le temps que nous touchons à ce moment précis et nous voudrions rester en sa compagnie pour voir l’usure décolorer la pellicule argentique comme elle s’est imposée, déjà, à la coque du bateau, à l’écaille de peinture.

 

Car entre le fragment photographié et la photographie que nous regardons, il ne se produit en somme qu’un grand ralentissement ; et l’usure transformera aussi les pigments photographiques, de plus en plus vite. Les couleurs de Cathy Bion passent sous nos yeux et nous entraînent avec elles, vers un repos essentiel.

Marc Tamisier, philosophe et chercheur à l’Université de Paris 8 / Département Esthétique, Art et Photographie, 2003